mercredi 31 mars 2010

❛Cencic : un disque, un concert, la preuve par Haendel❜



Les castrats sont à la mode, assurément. Que l'on confie l'interprétation de la musique écrite pour eux à des voix de femmes ou d'hommes, rien n'arrête la déferlante ! Jaroussky, Genaux, Bartoli, Kermes, Gauvin, Cencic... Tous ont offert, dans un passé relativement récent, leur(s) florilège(s) d'airs plus ou moins rares - où Vivaldi occupe une place de choix, aux côtés de Gluck, Hasse, Graun, Porpora, Scarlatti, Caldara, Vinci, Leo et autres Giacomelli. Face à cet aréopage de compositeurs aux inspirations inégales, Haendel disposait jusqu'ici d'une visibilité disparate : un fragment de Bartoli (Opera Proibita, voire Sacrificium), un zeste de Jaroussky (Airs pour Carestini), des pépites éparses de Hunt Lieberson... Zazzo a enregistré des duos avec Nuria Rial, Daniels et Scholl ont eux aussi signé un album. Et, voici plus de quinze ans, virent le jour un CD complet de Drew Minter (Airs pour Senesino), un autre de Nathalie Stutzmann. C'est à peu près tout. Rapporté aux récitals Haendel "féminins" qui fleurissent régulièrement, c'est tout de même modeste !

Max Emanuel Cencic quant à lui a souvent eu l'occasion de se frotter sur scène au compositeur, un exemple récent est le Faramondo (Fasolis, déjà) donné entre autres à Lausanne et publié chez Virgin. On compte aussi plusieurs Sesto (Giulio Cesare), et même Serse à l'époque où il était encore sopraniste (1). En fait - Cencic le confie ouvertement dans la présentation du disque - la plus longue des pratiques, en regard d'un génie de cet ampleur, ne parviendra jamais à neutraliser l'humilité qu'on ressent au moment de lui dédier un album-portrait. Cela peut expliquer une parution somme toute assez tardive, car ce jeune homme de trente-trois ans à la riche discographie excipe d'une carrière de déjà... vingt années.

Un autre point appelle des précisions, c'est le qualificatif de "mezzo soprano": ni plus ni moins le titre du recueil. Que les labels des tessitures de femmes (du  contralto au soprano) doivent s'appliquer aux hommes falsettistes évoluant dans les mêmes hauteurs, voilà qui semble logique. Rappelons toutefois que le terme lui-même de mezzo n'existait pas du temps de Haendel, il n'est apparu qu'à l'époque du premier Verdi ! Si l'on ajoute à cela que les airs retenus sur le CD - à la différence de ceux proposés au concert - ont été écrits au long du parcours créateur de Haendel pour QUATRE castrats aux tessitures identifiées comme distinctes (2), sans parler de la cantatrice Margherita Durastanti, force est d'admettre que la clarté typologique n'est pas le point fort du projet.

En revanche, ces aspects musicologiques une fois mis de côté, il n'est pas besoin d'attendre de longues minutes  pour succomber à l'intérêt musical ! Dès la première plage, "Sorge nell'anima mia" (Imeneo), à la pulsation irrésistible, toutes les cartes maîtresses du Cencic nouveau sont abattues : la vélocité est sidérante, grâce à une maîtrise du souffle parfaite et à une coloratura jamais prise en défaut. Mais tout  n'est pas qu'affaire de virtuosité, surtout chez Haendel ! La rare beauté du timbre, rond et homogène sur toute l'étendue, procure un plaisir qu'accentuent encore la richesse et l'ampleur des graves, pour le coup exceptionnels dans cette catégorie de chanteurs. De surcroît, le Croate porte une telle attention au texte, et dans le cas présent fait preuve d'une telle énergie, que loin de tout hédonisme ce travail garde une intensité théâtrale ô combien précieuse.

La suite du programme est d'une veine identique : on n'y trouve pas même de quoi pinailler, tant cette galerie de portraits est aussi aboutie que variée. D'autres arie di bravura mettent bien sûr en évidence les qualités précitées, tel le "Qual leon" d'Arianna, au paragone formidablement exacerbé, ou encore un Serse ("Se bramate") à la velléité jubilatoire. Jubilatoire, la sérénade de circonstance Parnasso in festa l'est par nature, et ses deux extraits avec intervention du choeur - à notre connaissance une première au disque (3) - offrent à Cencic un écrin héroïco-pastoral (hérité du vivaldien Dorilla in Tempe ?) propre à valoriser son élégance innée.

C'est encore dans le cadre plus intimiste, et donc plus exigeant, de l'air de déploration ou de confidence amoureuses, que le contre-ténor fait valoir son meilleur. Du "Verdi allori" (Orlando), véritable premier jet du "Verdi prati" d'Alcina, il colore chaque contour mélodique du lyrisme le plus chaste et le plus tendre, cependant que le balancement épuré de Floridante ("Alma mia") profite d'un épanchement richissime de nuances, et savamment dosé. Que dire enfin des afflictions de "Penna tiranna" (Amadigi) et "Ombra cara" (Radamisto), si ce n'est qu'elles font preuve d'une justesse de ton superlative, bien au-delà des larmes de composition.

Diego Fasolis et ses 
Barocchisti sont comme à l'accoutumée davantage que des faire-valoir. Le chef helvète a mieux fait qu'assimiler la ductilité prônée par plusieurs générations de "baroqueux" : ses tempi sont plutôt rapides, ses attaques précises, déliées sans être anguleuses. Surtout, la délicatesse de ses vents épouse à ravir la variété expressive de Cencic, avec qui il est manifestement en totale symbiose ; louons particulièrement de ce point de vue le couple hautbois-basson, exemplaire dans Amadigi. Les interventions du Coro della Radiotelevisione svizzera dans le Parnasso n'appellent que des éloges ; dommage que la prise de son les tasse dans un second plan trop compact.

De comparables vertus ont été prodiguées lors du concert du 24 mars à la Salle Gaveau, avec de nombreux intermèdes instrumentaux, dont une ouverture de Serse digne des annales. Les festivités vocales n'étaient toutefois pas identiques, la thématique portant sur les airs écrits pour Caffarelli, ce qui nous a valu un festival Faramondo : quatre extraits, prélude et bis compris ! "Rival ti sono" n'est peut-être pas du plus exaltant Haendel, mais "Se ben mi lusinga" et "Voglio che sia l'indegno" permettent au chanteur de mettre en avant autant de faconde que de gradation psychologique, servies par une projection idéale. Et s'il a été moins souverain qu'au studio en Serse ou Radamisto, l'artiste a su sortir le grand jeu ailleurs (Orlando et Imeneo, par exemple), ce que l'assistance a largement acclamé. Ainsi se scelle l'entrée dans le Gotha haendélien de Max Emanuel Cencic. Nul doute que ces anthologies enchanteresses le consacrent, au surplus, comme le plus doué des contre-ténors en activité.

(1) Sopraniste depuis l'enfance, Max Emanuel Cencic a appartenu aux Petits Chanteurs de Vienne. En 2001, il est devenu contre-ténor après s'être retiré pour travailler sa voix.
(2) Senesino, Caffarelli, Carestini et Andreoni. Senesino diposait d'une tessiture particulièrement grave, ce que l'on reconnaît aisément dans le rôle-titre de Giulio Cesare.
(3) Une première sous forme d'extraits ! Pour ce qui est de l'intégrale, il y a ceci : http://www.musicalcriticism.com/recordings/cd-parnasso-1008.shtml

- Le site officiel de Max Emanuel Cencic : www.cencic.net
- Le dossier Cencic de référence est sur Alma Oppressa : http://licida.over-blog.com/article-20542414-6.html
- Un entretien de Mehdi Mahdavi avec Max Emanuel Cencic, remontant à décembre 2006 : http://www.altamusica.com/entretiens/document.php?action=MoreDocument&DocRef=3261&DossierRef=2900

❛Max Emanuel Cencic : Handel Mezzo Soprano Opera Arias❜ : airs extraits des opéras Imeneo, Floridante, Arianna, Tamerlano, Serse, Amadigi, Agrippina, Radamisto, Orlando et de la sérénade Parnasso in festa ★ I Barocchisti, Coro della Radiotelevisione svizzera, direction : Diego Fasolis ★ 1 CD Virgin Classics n° 5099969457401

24 mars 2010 - Paris, Salle Gaveau ★ ❛Airs de Haendel pour le castrat Caffarelli❜ : ouvertures et airs extraits de Faramondo, Tamerlano, Orlando, Serse, Radmisto, Imeneo, Agrippina ; Sonate et Concerto V HWV 399 ★ Max Emmanuel Cencic, mezzo soprano ★ I Barocchisti, direction : Diego Fasolis

Crédits iconographiques : disque Virgin Classics  - Diego Fasolis, www.bach-cantatas.com  - Vidéo promotionnelle Virgin - La plupart des liens YouTube sont dus au portail de CaroSaxone

lundi 22 mars 2010

❛Haendel en tenue de galère❜


Le "Gala Haendel" du Concert d'Astrée au Théâtre des Champs Elysées a su créer le buzz ! Avouons que la prestigieuse brochette de solistes (Piau, Lehtipuu, Jaroussky et Lemieux) et le renom grandissant d'Emmanuelle Haïm semblent justifier largement un empressement de nature à saturer les réservations. Résultat, une salle emplie comme jamais, avec pour corollaire une chaleur intenable et quelques frictions pour cause de visibilité. Gala ? Mais qu'est-ce à dire ? Pour ces deux soirées à guichets fermés, la maîtresse d'œuvre s'emploie comme on peut s'y attendre à extraire d'opéras et oratorios de nombreux solos, des duos, trios... et même un quatuor en finale. Plus inattendu, elle profite de l'absence d'intermède instrumental - ce que permet la rotation entre les chanteurs - pour imposer une certaine continuité entre les morceaux. Si la connexion dramatique et musicale entre ceux-ci ne saute pas toujours aux oreilles, d'autant que le programme ne suit pas la chronologie des œuvres, ce fondu enchaîné a le mérite de chercher à créer un climat. En somme, place à un pasticcio Haendel à quatre voix.

Seule concession à l'instrumental pur et dur, l'introduction est dévolue à la très populaire "Arrivée de la Reine de Saba" (Solomon). Haïm attaque sabre au clair, obtient d'emblée un joli coloris, mais ne parvient pas à faire la part des choses entre alacrité et précipitation, pour ne pas dire saccade. C'est rêche et mécanique, sans l'élasticité qui confèrerait une part de rêve à la simple pompe. Terre à terre, pour tout dire. Arrimé, voici un autre tube, "Ombra mai fù", Serse permettant à Philippe Jaroussky de faire son entrée. En dépit d'un récitatif banal, la star des contre-ténors délivre au début de l'air une messa di voce plutôt charmeuse et engageante. De bon augure ? Malheureusement le timbre sonne toujours aussi artificiel, et ce n'est pas la courbure mollassonne du reste de la phrase, sans ironie ni demi-teinte, qui va délivrer quoi que ce soit d'attachant.

Le reste de sa prestation repose essentiellement sur Rinaldo et Ariodante. Du premier, le "Venti, turbini" expose une vocalisation correcte mais confidentielle de projection, sur un obbligato de premier violon qui fait plus penser au Vol du Bourdon qu'à Haendel... Quant au magnifique "Scherza infida" guetté par un public retenant son souffle, il a clairement le tort d'intervenir après les incarnations féminines devenues légendaires de Von Otter, Hunt, Kozenà - voire Hallenberg ici-même voici quelques mois. Jaroussky souhaite visiblement dramatiser de son mieux un propos que la cheffesse ne sait pas placer au-dessus de l'anecdote opératique (témoin, le passage central "Ma spezzar l'indegno laccio", balancé avec la séduction d'un compte-minutes). Pourtant, les efforts du falsettiste conduisent surtout à surcharger la reprise d'ornements acides et hors de propos, avant de conclure dans un diminuendo plus proche de l'éreintement que de la désespérance amoureuse.

Marie Nicole Lemieux possède elle aussi une carte de visite baroque garnie : Haendel, Vivaldi, Gluck. Avec l'illustre scène de folie "Where shall I fly" (Hercules), elle n'a pas choisi de commencer par le plus simple, accordons-le lui. Est-ce une raison pour vouloir en faire des tonnes ? Très gestuelle, la contralto canadienne pratique ici davantage le cri que de l'imprécation, ne manquant jamais d'appuyer ses graves sonores ; et se lâche dans un aigu final on ne peut moins stylé. Cela ne va guère mieux en Polinesso d'Ariodante ("Dover, giustizia, amor"), grosse voix et mugissements garantis pour dessiner le félon le plus caricatural qui se puisse imaginer. Trépignements et vociférations dans la salle. Quant au Jules César sortant de l'onde ("Aure, deh, per pietà"), Haïm lui assène une telle atonie - peu engageante pour les sessions de Garnier en 2011 - que, faute d'effets, Lemieux préfère dérouler purement et simplement le texte, sans la moindre expressivité. Soirée de méforme ?

Le cas de Topi Lehtipuu est moins pénalisant. Lesté comme ses collègues d'une carrière avantageuse, le versatile Finnois accomplit une manière de sans faute aussi éloigné que possible du glamour - non qu'il ne soit séduisant, bien au contraire - et des sunlights, question de tempérament sans doute. Bien lui en prend, chaque occasion de l'entendre donnant à goûter un mélange précieusement mûri de distinction et de charme. Ce soir, la ligne est toujours aussi châtiée, la nuance pertinente, la morbidezza irrésistible dans le "Where'er you walk" de Semele. En revanche, rien que de minimaliste ne ressort du "Se bramate" (Serse), nouveau morceau de bravoure - qu'on est peu habitué avouons-le à entendre chanté par un ténor - et encore moins de l'admirable "Mort de Bajazet" extraite de Tamerlano. On comprend que le premier, mouliné par une direction passe-partout, ne l'ait guère inspiré. Mais le second nous plonge en plein désarroi, tant cet arioso drammatico réduit à l'essentiel est rendu élégant, donc affadi, expurgé de toute saillie baroque. Appréciation mitigée, par conséquent.

Heureusement, Sandrine Piau, dont on connaît l'osmose avec la musique du Caro Sassone, est dans un grand jour. C'est certes peu, rapporté au caractère collectif du projet et aux carences qu'on vient d'évoquer. Mais c'est aussi énorme, car la Française sait offrir aux moins deux fulgurances dignes des annales. D'abord, le "Lascia ch'io pianga" de Rinaldo, ramené à une quintessence toute florale : pâmoison printanière, à peine ourlée d'un pétale de mélancolie. Ensuite et surtout, l'un des deux lamenti de Cléopâtre (Giulio Cesare), "Piangero", où la cantatrice met en avant son don pour les airs dolents, toute en simplicité, colorant chaque note d'autant d'affliction que de pudeur. La scène, regardant nettement vers le "Traurigkeit" du Serail de Mozart, inspire pour le coup une Haïm qui sait trouver des inflexions en résonance. Grand moment, que n'égale pas l'inévitable "Da tempeste" du même opéra - mutin à souhait, assurément, mais orné sans vraie magie. C'est véniel.

Que dire en peu de mots des quelques ensembles ? Le duo Piau-Lehtipuu extrait de l'oratorio allégorique L'Allegro est magnifique d'intonation, mais là encore très statique. En tout état de cause loin, très loin de l'élévation atteinte - en cette même page par ces deux mêmes artistes - dans le CD "Between heaven and earth", sous la baguette autrement plus inspirée de Stefano Montanari. Le surnaturel duo d'adieu de Rodelinda "Io t'abbraccio" (Piau-Lemieux) est lui franchement plus que statique : il est fossilisé net. A l'identique, le si beau "Son nata a lagrimar" (Giulio Cesare, Lemieux-Jaroussky) se contente de radoter en boucle des doléances convenues. La palme du hors-jeu revient toutefois au trio opposant ces deux comparses, en Bradamante et Ruggiero, à l'Alcina de Piau, un instant-clef du drame éponyme ! Lemieux - limite vulgaire - le transforme en concours de simagrées, et Jaroussky de pépiements : tout juste acceptable dans un opéra-bouffe.

Mais que diable allait-on faire dans cette galère... Ce ne sont pas deux bis bien troussés, le second doublant en quatuor (!) le duo final de Giulio Cesare, qui vont l'adoucir. Pourtant, à l'exception de Jaroussky, modestement doté en regard des exigences du compositeur, les chanteurs sont individuellement assez bons pour nous offrir une revanche prochaine. Peut-on espérer, par contre, d'une Emmanuelle Haïm très en cour autre chose que ce genre de catalogue métronomique, long et monotone, où tous les affects se ressemblent et s'interchangent comme à la bonne franquette ? On le répète, le Théâtre était plein à craquer deux soirs de suite, et c'était une chance pour Haendel. Vu le résultat, faut-il s'en réjouir ou s'en plaindre ?

19 & 20 mars 2010 - Paris, Théâtre des Champs Elysées ★ "Gala Haendel", extraits de Solomon, Serse, Hercules, Giulio Cesare, Tamerlano, Rinaldo, L'Allegro il Penseroso ed il Moderato, Ariodante, Alcina, Semele, Rodelinda, Il Trionfo del Tempo e del Disinganno ★ Sandrine Piau, soprano - Marie Nicole Lemieux, contralto - Philippe Jaroussky, contre-ténor - Topi Lehtipuu, ténor ★ Le Concert d'Astrée, direction : Emmanuelle Haïm

Crédits iconographiques : George Frederic Handel (1685-1759) - Topi Lehtipuu - Sandrine Piau ★ Informations sur les copyrights non disponibles

samedi 13 mars 2010

❛Tchao pantins❜


Mois Shakespeare dans les théâtres parisiens : après The Fairy Queen - déjà à l'Opéra Comique - et Falstaff au TCE, voici sinon l'opus ultimum de Berlioz, du moins ses adieux aux planches. Il est si rare de voir Béatrice mis en scène ! Autant dire qu'on en attend beaucoup (1). L'Anglais Dan Jemmett a organisé toute sa scénographie autour du fait que la Sicile - l'action est à Messine - est une terre de marionnettes, des pupi figurant les guerriers qui ont fait sa riche histoire (2). Il apparaît donc concevable que nos combattants Bénédict, Claudio et Pedro soit représentés comme tels. Dès lors, les marionnettes sont partout, tant dans le décor (deux chevaliers géants, un îlien et un Maure, en fond de plateau), que les accessoires (des poupées, deux théâtres miniatures dont l'un tombe des cintres). Et bien sûr chez les acteurs des deux sexes : leur gestuelle est mécanique, leurs saluts codifiés ; ils se déplacent par tressautements...

Le raffinement va jusqu'à les faire s'affaisser, à l'abandon, lorsqu'ils ne sont pas au premier plan de l'action, les ficelles censées les mouvoir n'étant plus agitées. Bien vu. Poussant sa logique jusqu'au terme, le régisseur recourt à un omniprésent montreur de marionnettes, à qui il confie de déclamer des extraits de Much ado about nothing dans sa langue d'origine. D'une pierre deux coups : les récits, que d'aucuns trouvent fastidieux, en paraissent plus vivants. D'autre part, Shakespeare reste aux manettes, la pièce devenant pour partie anglophone : cela peut dérouter de prime abord, mais à la réflexion ne contrarie nullement l'équilibre de l'ensemble.

Cela étant, le parti n'est pas dépourvu de périls - évités, mais de justesse. Le premier tient aux chanteurs-comédiens eux-mêmes : rien de plus risqué que de leur faire singer, avec naturel si l'on peut dire, des gestes d'automates pendant plus de deux heures - l'outrance, voire le ridicule, guettant à la longue. Le second vient du message subliminal selon lequel les protagonistes sont des pantins, voire des débiles, la plupart manipulés et manipulateurs à la fois. C'est dangereux vis à vis de Shakespeare, même si dans Beaucoup de bruit pour rien on s'attache davantage aux noeuds tissés qu'aux héros eux-mêmes. Et cruel pour Berlioz, qui a offert trois airs denses de musique et de psychologie à ses trois principaux caractères (Béatrice, Bénédict et Héro) !

Quasiment sexagénaire, notre romantique tourmenté choisit de quitter le théâtre sur la pointe des pieds, tel Verdi trente-et-un ans plus tard, par une comédie ironique et ambiguë. La partition est d'une invention aussi variée que sa délicatesse est constante. Cette dernière est tout sauf mièvrerie, le compositeur jouant admirablement sur les oppositions de registre : gravité de Héro ou d'Ursule versus faconde de Somarone, ou encore hâblerie de Don Pedro contre velléités de Bénédict... Richement orchestrée, elle est bien davantage traitée comme une musique de chambre que comme un opéra à effets : on voit le chemin parcouru depuis la grandeur un peu tonitruante d'un Benvenuto Cellini. Parmi cent beautés, retenons des joyaux tels que le nocturne d'Héro et Ursule fermant l'acte I, le trio des femmes en pivot de l'acte II, le choeur avec accompagnement de guitare "Viens ! Viens de l'hyménée" lui faisant suite...

Il n'est pas neutre que la Chambre philharmonique, l'ensemble du chef Emmanuel Krivine, joue sur instruments d'époque. Même s'il l'on veut bien convenir que cette exigence de fidélité a moins de conséquence ici que dans Haendel ou Schubert ! Dès l'ouverture, leste et colorée, les vents très détachés fournissent assez d'espièglerie pour qu'on accueille sans trop de surprise l'excentrique Bob Goody, le montreur de marionnettes. Lors de l'entrée "Le More est en fuite", l'entente avec l'excellent  ensemble Les Eléments n'est pas totalement en place. Néanmoins, la réussite chorale est au rendez-vous dès le difficile épithalame grotesque (sic) "Mourez tendres époux", pourtant étiré en longueur ; elle ne se démentira plus jusqu'à la fin.

Mais c'est dans le point de croix des ensembles si travaillés, plus encore que dans les grands airs, que Krivine se montre le plus séduisant. En particulier, le niveau de connivence vocale et instrumentale atteint au cours du sublime "Je vais d'un coeur aimant" (trio Héro-Ursule-Béatrice), d'un tempo très retenu, relève de l'alchimie la plus intemporelle. Les chanteurs, presque tous britanniques, sont du reste aussi bons en équipe qu'individuellement. Réserve faite envers Alish Tynan (Héro) dont l'air liminaire et très exposé "Je vais le voir" déçoit, inintelligible et court d'aigus ; toutefois l'artiste sait se racheter ensuite, par un chant diaphane et gracieux parfaitement idoine.

Christine Rice compose une Béatrice magnifique : mezzo soyeux et rond, accents expressifs, diction exemplaire. Quelle gradation dans "Il m'en souvient" ! Face à elle, le Bénédict d'Allan Clayton ne lui cède en rien, frimeur tendre aux aigus clairs et véloces, se sortant avec les honneurs du redoutable "Ah ! Je vais l'aimer". Ursule, c'est le domaine réservé d'Elodie Méchain : présente à Mogador avec Plasson en 2003, au TCE avec Colin Davis l'an dernier - les deux fois en version de concert -, la Française dispense encore aujourd'hui ses graves ciselés et veloutés, tout en complicité douce et prévenante.

En Somarone, le maître de chapelle, un Michel Trempont toujours ingambe - bientôt soixante ans de carrière - nous régale d'un "Vin de Syracuse" vieillissant bien. Enfin, la belle basse noble, sonore et chatoyante, de Jérôme Varnier (Don Pedro) se fait remarquer davantage que le Claudio modeste, quoique subtil, d'Edwin Crossley Mercer. Tout ce monde évolue dans des costumes aux vives couleurs devant des fonds ocres du meilleur aloi : un environnement mordoré, convenant à merveille aux élégances comme aux non-dits de cette oeuvre majeure.

(1) Incroyable mais vrai : l'opéra n'a connu jusqu'ici que DEUX séries représentées à Paris, la première en 1890 (vingt-huit ans après la création à Bade, tout de même), la deuxième en... 1966 !! (Source : Site Hector Berlioz)
(2) A ce propos, le lecteur parcourra avec profit une contribution sur la Sicile et l'opéra, que son auteur Catherine Scholler m'a autorisé à reproduire ici. Qu'elle en soit vivement remerciée !

06-03-2010 - Paris, Opéra Comique ★ Hector Berlioz : Béatrice et Bénédict, opéra-comique en deux actes sur un livret du compositeur d'après Much ado about nothing de William Shakespeare,  créé le 9 août 1862 à Bade (Baden Baden) sous sa propre direction ★ Christine Rice, Allan Clayton, Ailish Tynan, Elodie Méchain, Edwin Crossley Mercer, Jérôme Varnier, Michel Trempont, Giovanni Calo, David Lefort, Bob Goody ★ Choeur de Chambre Les Eléments, La Chambre Philharmonique, direction : Emmanuel Krivine ★ Mise en scène : Dan Jemmett, décors : Dick Bird, costumes : Sylvie Martin Hyszka, lumières : Arnaud Jung, chorégraphie : Cécile Bon. 

Crédits iconographiques : Héro - Alberto (montreur de marionnettes), Claudio, Don Pedro, Leonato (rôle parlé) : Opéra Comique, Pierre Grosbois ★ Béatrice et Bénédict, gravure de Sir John Gilbert pour The Globe Illustrated Shakespeare.

dimanche 7 mars 2010

❛Honni soit qui mal y panse❜


Retour du Falstaff mis en scène par Mario Martone au Théâtre des Champs Elysées, deux ans après une première série de représentations auxquelles je n'ai pas assisté, mais que la critique a vivement saluées (exemple ICI). De l'équipe vocale louangée à l'époque, seules  Mrs Ford (Anna Caterina Antonacci) et Mrs Quickly (Marie Nicole Lemieux) - ainsi que Pistola, Bardolfo et Meg Page - ont survécu. En effet, Alessandro Corbelli a laissé son rang à Anthony Michaels Moore pour le rôle-titre... mais ce dernier, souffrant, a lui aussi dû s'effacer, ce 28 février, au profit d'Ambrogio Maestri arrivé tout exprès de la Péninsule. En Ford Jean François Lapointe prend la suite de Ludovic Tézier, cependant que les tourtereaux (Meli et Brahim Djelloul) cèdent la place à Paolo Fanale et Chen Reiss. Notons surtout, et ce n'est pas le moins important, que la direction musicale a aussi changé, confiée cette année à Daniele Gatti à la tête de l'Orchestre National de France (au lieu de l'Orchestrre de Paris avec Alain Altinoglu).

Mario Martone ne révolutionne certes pas davantage la scénographie de Falstaff que la plupart de ses confrères. Tout y est conforme aux standards : la panse du héros, le paravent, le panier à linge, les cornes du Chasseur noir... Un module unique, composé d'une sorte d'échafaudage allant des planches jusqu'aux cintres, impose la persistance de ses escaliers lourds et symétriques, du début à la fin. L'auberge de la Jarretière ou l'intérieur des Ford y sont aisément figurés par l'ajout de meubles, éléments de décor et éclairages fort élégants. En revanche, le merveilleux de l'acte du chêne de Herne tombe complètement à plat, tant la pesanteur de la structure annihile ce qu'il y faut de grâce des protagonistes, comme de phosphorescence des subterfuges. Dans ce finale, ce n'est d'ailleurs pas des oripeaux de Mardi Gras ou des masques à trois sous que va jaillir l'étincelle divine. En matière de costumes toutefois, reconnaissons qu'aux deux premiers actes les robes seyantes de ces dames forment une combinaison très réussie de pastels anglais...

Ces dames, justement, que nous chantent-elles ? La grande Antonacci, magnifique de maintien, est en forme vocale moyenne, les aigus peu stables ne surmontant que difficilement la barrière il est vrai guère complaisante du chef. Sur ces récifs inhospitaliers s'abîme sans retour l'infortunée Hulcup, dont le rôle de Meg paraît d'autant plus secondaire. Cependant que Lemieux parvient à composer une Quickly agréable, les quelques outrances des graves se coulant aisément dans la composition burlesque, la Nannetta de Reiss surprend d'emblée par la beauté liquide et impalpable du timbre. Une affaire pour l'acte III pense-t-on, la Reine des fées ne pouvant trouver incarnation plus éthérée. Las ! La prestation n'y est franchement pas captivante, l'artiste s'en tenant à son métal séduisant, sans apporter quoi que ce soit d'incantatoire ; son air paraît même interminable, ce qui est franchement un comble !

L'affaire est nettement plus aboutie du côté des messieurs. Fanale possède les qualités de matériau de sa dulcinée, sans pour autant faire basculer dans l'ennui un "Dal labbro" très attendu et juvénile à souhait, malgré un manque de métier évident. A l'inverse, Lapointe en Fontana/Ford, n'est certes pas doté de la plus belle clef de fa du monde. Simplement, la conviction du comédien et l'autorité de l'émission lui permettent de faire bien plus que le job au cours du célèbre monologue (étonnante réplique de celui du Figaro mozartien quand on y songe) ! Enfin, entouré par une triplette de bons comprimari parmi lesquels le vétéran Raùl Giménez, reste le cas du Pancione de Maestri. Rompu à l'emploi selon la présentation qui est faite de lui, ce baryton fait preuve en effet d'une aisance confondante. Il est même le seul de l'équipe à se faire une place digne de lui dans les ensembles qu'il a pourtant si peu répétés, phrasant exquisément sans forcer le trait, auteur en outre d'un remarquable "Mondo ladro" - très sobre et d'autant plus frappant.
Venu "sauver la représentation" selon les propos liminaires déjà évoqués, il a en effet tout d'un sauveur, tant le navire conduit par Daniele Gatti prend l'eau de toute part ! Dès les premiers accords, la messe est dite, ce Falstaff-là sera d'abattage, les gros traits appuyés sur les  forte faisant pour ce maestro office de grammaire verdienne. Sommet de musique "chambriste" aux entrelacs si subtils, la partition tente autant qu'elle peut - et elle peut beaucoup - d'échapper au rabotage des effets faciles. Mais lorsque la truculence se fait grossièreté, et la poésie fadeur, l'épaisseur des lignes parvient malgré tout à gommer les textures arachnéennes, les moirures instrumentales, la finesse des péroraisons. Du "Quand'ero paggio" joliment détimbré du baryton ne demeure plus qu'un chichi maniéré, expédié à toute allure ! L'assommoir nous tombe dessus lors de la fameuse fugue finale, Gatti se désynchronisant de l'entrée de Maestri ; menée ensuite dans la débandade la plus totale, les cognées du bûcheron concassant chaque interprète abandonné à son pauvre sort. De cette cacophonie on ressort sous l'emprise d'une forte migraine, en plus de la conviction d'avoir bigrement perdu son temps.

28/02/2010 - Paris, Théâtre des Champs-Élysées ★ Giuseppe Verdi : Falstaff, livret d'Arrigo Boito d'après "Les joyeuses commères de Wiindsor" de William Shakespeare ★ Orchestre National de France, Chœur du Théâtre des Champs-Élysées,  direction : Daniele Gatti ★ Falstaff : Ambrogio Maestri - Alice Ford : Anna Caterina Antonacci - Fenton : Paolo Fanale - Meg Page : Caitlin Hulcup - Nanneta : Chen Reiss - Pistola : Federico Sacchi - Mrs Quickly : Marie Nicole Lemieux - Ford : Jean François Lapointe - Dr Cajus : Raul Giménez - Bardolfo : Patrizio Saudelli ★ Mise en scène : Mario Martone - Décors : Sergio Tramonti - Costumes : Ursula Patzak - Lumières : Pasquale Mari.

Crédits iconographiques : le spectacle du TCE, Alvaro Yanez - Falstaff et son page, toile d'Adolf Schrödter (1867) - Ambrogio Maestri, Falstaff en 2008 au Wiener Staatsoper.
❛frontispice : La sonate pour flûte & piano © Hubert © www.licencephoto.com