Le "Gala Haendel" du Concert d'Astrée au Théâtre des Champs Elysées a su créer le buzz ! Avouons que la prestigieuse brochette de solistes (Piau, Lehtipuu, Jaroussky et Lemieux) et le renom grandissant d'Emmanuelle Haïm semblent justifier largement un empressement de nature à saturer les réservations. Résultat, une salle emplie comme jamais, avec pour corollaire une chaleur intenable et quelques frictions pour cause de visibilité. Gala ? Mais qu'est-ce à dire ? Pour ces deux soirées à guichets fermés, la maîtresse d'œuvre s'emploie comme on peut s'y attendre à extraire d'opéras et oratorios de nombreux solos, des duos, trios... et même un quatuor en finale. Plus inattendu, elle profite de l'absence d'intermède instrumental - ce que permet la rotation entre les chanteurs - pour imposer une certaine continuité entre les morceaux. Si la connexion dramatique et musicale entre ceux-ci ne saute pas toujours aux oreilles, d'autant que le programme ne suit pas la chronologie des œuvres, ce fondu enchaîné a le mérite de chercher à créer un climat. En somme, place à un pasticcio Haendel à quatre voix.
Seule concession à l'instrumental pur et dur, l'introduction est dévolue à la très populaire "Arrivée de la Reine de Saba" (Solomon). Haïm attaque sabre au clair, obtient d'emblée un joli coloris, mais ne parvient pas à faire la part des choses entre alacrité et précipitation, pour ne pas dire saccade. C'est rêche et mécanique, sans l'élasticité qui confèrerait une part de rêve à la simple pompe. Terre à terre, pour tout dire. Arrimé, voici un autre tube, "Ombra mai fù", Serse permettant à Philippe Jaroussky de faire son entrée. En dépit d'un récitatif banal, la star des contre-ténors délivre au début de l'air une messa di voce plutôt charmeuse et engageante. De bon augure ? Malheureusement le timbre sonne toujours aussi artificiel, et ce n'est pas la courbure mollassonne du reste de la phrase, sans ironie ni demi-teinte, qui va délivrer quoi que ce soit d'attachant.
Le reste de sa prestation repose essentiellement sur Rinaldo et Ariodante. Du premier, le "Venti, turbini" expose une vocalisation correcte mais confidentielle de projection, sur un obbligato de premier violon qui fait plus penser au Vol du Bourdon qu'à Haendel... Quant au magnifique "Scherza infida" guetté par un public retenant son souffle, il a clairement le tort d'intervenir après les incarnations féminines devenues légendaires de Von Otter, Hunt, Kozenà - voire Hallenberg ici-même voici quelques mois. Jaroussky souhaite visiblement dramatiser de son mieux un propos que la cheffesse ne sait pas placer au-dessus de l'anecdote opératique (témoin, le passage central "Ma spezzar l'indegno laccio", balancé avec la séduction d'un compte-minutes). Pourtant, les efforts du falsettiste conduisent surtout à surcharger la reprise d'ornements acides et hors de propos, avant de conclure dans un diminuendo plus proche de l'éreintement que de la désespérance amoureuse.
Marie Nicole Lemieux possède elle aussi une carte de visite baroque garnie : Haendel, Vivaldi, Gluck. Avec l'illustre scène de folie "Where shall I fly" (Hercules), elle n'a pas choisi de commencer par le plus simple, accordons-le lui. Est-ce une raison pour vouloir en faire des tonnes ? Très gestuelle, la contralto canadienne pratique ici davantage le cri que de l'imprécation, ne manquant jamais d'appuyer ses graves sonores ; et se lâche dans un aigu final on ne peut moins stylé. Cela ne va guère mieux en Polinesso d'Ariodante ("Dover, giustizia, amor"), grosse voix et mugissements garantis pour dessiner le félon le plus caricatural qui se puisse imaginer. Trépignements et vociférations dans la salle. Quant au Jules César sortant de l'onde ("Aure, deh, per pietà"), Haïm lui assène une telle atonie - peu engageante pour les sessions de Garnier en 2011 - que, faute d'effets, Lemieux préfère dérouler purement et simplement le texte, sans la moindre expressivité. Soirée de méforme ?

Heureusement, Sandrine Piau, dont on connaît l'osmose avec la musique du Caro Sassone, est dans un grand jour. C'est certes peu, rapporté au caractère collectif du projet et aux carences qu'on vient d'évoquer. Mais c'est aussi énorme, car la Française sait offrir aux moins deux fulgurances dignes des annales. D'abord, le "Lascia ch'io pianga" de Rinaldo, ramené à une quintessence toute florale : pâmoison printanière, à peine ourlée d'un pétale de mélancolie. Ensuite et surtout, l'un des deux lamenti de Cléopâtre (Giulio Cesare), "Piangero", où la cantatrice met en avant son don pour les airs dolents, toute en simplicité, colorant chaque note d'autant d'affliction que de pudeur. La scène, regardant nettement vers le "Traurigkeit" du Serail de Mozart, inspire pour le coup une Haïm qui sait trouver des inflexions en résonance. Grand moment, que n'égale pas l'inévitable "Da tempeste" du même opéra - mutin à souhait, assurément, mais orné sans vraie magie. C'est véniel.
Que dire en peu de mots des quelques ensembles ? Le duo Piau-Lehtipuu extrait de l'oratorio allégorique L'Allegro est magnifique d'intonation, mais là encore très statique. En tout état de cause loin, très loin de l'élévation atteinte - en cette même page par ces deux mêmes artistes - dans le CD "Between heaven and earth", sous la baguette autrement plus inspirée de Stefano Montanari. Le surnaturel duo d'adieu de Rodelinda "Io t'abbraccio" (Piau-Lemieux) est lui franchement plus que statique : il est fossilisé net. A l'identique, le si beau "Son nata a lagrimar" (Giulio Cesare, Lemieux-Jaroussky) se contente de radoter en boucle des doléances convenues. La palme du hors-jeu revient toutefois au trio opposant ces deux comparses, en Bradamante et Ruggiero, à l'Alcina de Piau, un instant-clef du drame éponyme ! Lemieux - limite vulgaire - le transforme en concours de simagrées, et Jaroussky de pépiements : tout juste acceptable dans un opéra-bouffe.

19 & 20 mars 2010 - Paris, Théâtre des Champs Elysées ★ "Gala Haendel", extraits de Solomon, Serse, Hercules, Giulio Cesare, Tamerlano, Rinaldo, L'Allegro il Penseroso ed il Moderato, Ariodante, Alcina, Semele, Rodelinda, Il Trionfo del Tempo e del Disinganno ★ Sandrine Piau, soprano - Marie Nicole Lemieux, contralto - Philippe Jaroussky, contre-ténor - Topi Lehtipuu, ténor ★ Le Concert d'Astrée, direction : Emmanuelle Haïm
Crédits iconographiques : George Frederic Handel (1685-1759) - Topi Lehtipuu - Sandrine Piau ★ Informations sur les copyrights non disponibles