dimanche 25 avril 2010

Mignon sans flamme❜


Il est toujours méritant pour une scène parisienne d’afficher Mignon : l’œuvre n’y apparaît, hélas, que de façon sporadique. Cette partition phare d’Ambroise Thomas (avec Hamlet) créa en 1887 le "buzz", en provoquant au deuxième acte le célèbre incendie de la Salle Favart. Pas de jettatura pour autant, la millième étant même atteinte du vivant de l'auteur ! La musique contient de fort belles pages (l’intégralité du rôle-titre, le personnage mystérieux de Lothario, les trois airs de Wilhelm Meister, entre autres) - et aussi quelques saillies plus discutables, notamment des finals un brin "pompiers" et conventionnels.

Force est de reconnaître que Mignon n’a pas eu droit, dans cette production de l'Opéra Comique, aux égards qu'il méritait. Une mise en scène indigente d'abord : personnages raides comme la justice face à la fosse, mouvements collectifs de sous-préfecture. Ensuite, des éléments de décor mistouflards et poussiéreux, du ballet des chaises en bois brut de l'ouverture à la toile peinte chloroformée de l'ultime tableau. Enfin, et c’est toute la clé du problème : un choix de la version d’origine "opéra comique", avec ses inévitables dialogues parlés cassant le rythme de l’action, chef dirigeant face au public, et happy end obligé. Certes, ce parti-pris de la tradition et de l’authenticité est parfaitement justifiable. Il reflète peut-être la vraie nature de l’ouvrage et le replace à l’époque de sa création, en 1866. Or, aujourd’hui cette esthétique semble datée et boursouflée.

Quelle platitude même, pour qui a joui à Toulouse en 2001 de la version "grand opéra" nantie de somptueux récitatifs chantés, miraculeux ariosi enchâssés dans l’impétueux flot musical, écrits de la main du compositeur ! Illuminée par un quatuor vocal de rêve (Graham, Kaufmann, Massis et Vernhes), la représentation vous laissait ressortir tout à la fois galvanisé, enflammé, bouleversé. Surtout après le final tragique... La mezzo texane était géniale dans son incarnation d’asexué ambivalent fragile et tendre - "ni fille, ni garçon" pour paraphraser Jarno - en quête de son passé, de son identité et de sa patrie. Avant de connaître l’ivresse de la métamorphose ("Je connais un pauvre enfant de bohème").

En 2010, Marie Lenormand, loin de déchoir, est la seule à totalement tirer son épingle du jeu. La voix est souple sur toute la tessiture, robuste. L’artiste arbore de beaux graves soyeux et sonores ; de surcroît, son investissement dramatique n’accuse aucune faille. Belle prestance de Nicolas Cavallier (Lothario), en dépit d’un timbre rocailleux (que n'aurait pas imposé par exemple un Jérôme Varnier) ; il est toutefois désolant d’avoir amputé son magnifique air d’entrée d’un couplet. On louera aussi l’abattage de la soprano colorature Malia Bendi-Merad, merveilleuse Philine, inénarrable garce de service. Et ce, nonobstant quelques aigus un peu "verts" et acides. Nettement plus problématique est le cas d'Ismael Jordi en Wilhelm Meister. Belle gueule de ténébreux romantique, assurément ; hélas, la voix et le style sont ceux d'un tenorino d’opérette, couronnés d'aigus nasaux et d’une voix mixte... peu euphonique. Etrangement, il parvient à phraser avec élégance le si délicat air du III, quand tant d'autres passages moins exposés lui échappent !

Rien à redire de Blandine Staskiewicz (Frédérick), Christophe Mortagne (Laërte) et Frédéric Goncalves (Jarno), mieux que corrects dans leurs demi-caractères. Rien de rédhibitoire non plus dans la direction du maestro François Xavier Roth. Cependant, elle manque de délicatesse à l'abord des nuances mélancoliques et diaprées qui ont tant contribué à la postérité de cette musique ; tandis qu'elle souligne plus que de raison ce qu'il y demeure de clinquant et grandiloquent. À l'arrivée, c'est bien sûr une relative déception. Suggérons à l’Opéra Comique et à son partenaire le Palazzetto Bru Zane de poursuivre leur réhabilitation d'Ambroise Thomas, avec le Songe d’une nuit d'été - ou la si rare Cour de Célimène (enregistrée récemment chez "Opera Rara"). 

18 avril 2010 - Paris, Opéra Comique ★ Ambroise Thomas (1811-1896) : Mignon ★ Livret de Barbier et Carré d'après Goethe (1866), mis en scène par Jean Louis Benoît ★ Avec Marie Lenormand, Ismael Jordi, Malia Bendi Merad, Nicolas Cavallier, Blandine Staskiewicz, Christophe Mortagne, Frédéric Goncalves, Laurent Delvert ★ Choeur de chambre Accentus, Orchestre Philharmonique de Radio France, direction : François Xavier Roth ★ En partenariat avec le Palazzetto Bru Zane, Centre de Musique Romantique Française

Crédits iconographiques : Marie Lenormand - Ambroise Thomas © Théâtre de l'Opéra Comique, Elisabeth Carecchio

samedi 17 avril 2010

❛L’île des morts, ou le dernier jour d’un condamné❜


Nombreux sont les compositeurs ayant traité la thématique carcérale : Beethoven, Janacek, Dallapiccola entre autres. Au tour de l’Americain Philip Glass (né en1937) d’écrire en 2000, d’après Dans la colonie pénitentiaire de Kafka, un opéra de chambre d’une efficacité dramatique redoutable. Une heure vingt de musique. Un récit abrupt, asphyxiant et âpre narre la surréaliste confrontation  - laquelle vire de plus en plus à l’affrontement  - entre les deux uniques protagonistes.

Un  civil anonyme,  étrange observateur (dont on ignore l’identité) visite une île mystérieuse (laquelle ? on l’ignore également). Elle abrite une terrifiante colonie pénitentiaire sous le commandement d’un officier à moitié fêlé, genre Clint Eastwood dans Le maitre de Guerre. Ce dernier se vante d’avoir mis au point un magnifique instrument de torture raffiné, sophistiqué, destiné à exécuter les prisonniers. Ce lieu totalitaire, dantesque, hors du temps , des lois humaines et terrestres bafoue ostensiblement les droits de l’homme, détruit physiquement et psychiquement les condamnés à mort. Ce pourrait être Guantanamo, Abou Ghraïb, Alcatraz ou encore la sinistre prison turque de Midnight Express. Aucun espoir, aucune rédemption ne sont possibles, seulement le chaos, le néant : une antichambre de l’enfer.

Passant de manière saisissante de l’ombre à la lumière, Glass a opté pour le petit comité du quintette à cordes, ici celui de l’Opéra National de Lyon. Ce dernier déroule une partition magnifique, luxuriante, azurée -  inondée de mélodies mélancoliques, tendres et emplies d’humanité. A cet instrumentarium original est dévolu un lyrisme pur, détonant, authentique, en un mot compassionnel, qui rend la tension insoutenable. Peu importe alors  de savoir si cette musique, juste de ton et accessible, est minimaliste, répétitive, néo- tonale : ce sont autant  de cases étroites dans lesquelles la bien-pensance condescendante se plait à classer l’esthétique de l’auteur d’Einstein on the Beach ! Ici, on a plutôt affaire à du maximalisme, mâtiné de couleurs post-brahmsiennes.

Le mérite en revient évidemment aux artistes réunis sur le plateau de l’Athénée, parfaitement en situation : en premier lieu, le  ténor Michael Smallwood, visiteur au timbre mordoré, lumineux et élégiaque. On louangera également le baryton-basse Stephen Owen, sorte d’Alberich malfaisant et à l’émission percutante , inoubliable dans sa performance d’impitoyable bourreau grotesque et fantasque. Sans oublier la maîtrise d'ouvrage fine mais endurante de Philippe Forget.

À mentionner, une idée de génie de la mise en scène : l’apparition au tout début du spectacle des musiciens en toge de juge - formant par là-même un sinistre tribunal noir - avant d’arborer de non moins inquiétantes tenues militaires de garde-chiourme ! En choisissant un  tel effectif chambriste , une structure fermée,  en lieu et place du grand orchestre symphonique, le compositeur a  magistralement atteint son but : décrire un univers claustral, concentrationnaire. Philip Glass aurait-il écrit là son Wozzeck ?

 ConcertClassic.com propose une vidéo d'extraits de ce spectacle ICI

10 avril 2010 - Paris, Théâtre de l'Athénée Louis Jouvet ★ Dans la colonie pénitentiaire, opéra de chambre mis en musique par Philip Glass sur un livret de Rudolph Wurlitzer d'après Franz Kafka (2000),  mise en scène de Richard Brunel ★ Coproduction : Athénée, Opéra de Lyon et Opéra de Rouen ★ Chant : Stephen Owen, Michael Smallwood ★ Figuration : Nicolas Henault, Mathieu Morin Lebot, Gérald Robert Tissot ★ Quintette à cordes de l'Opéra National de Lyon,  direction musicale : Philippe Forget

samedi 10 avril 2010

❛Marc Minkowski, Bach à la Passion❜


C'est un trait reconnu : la Passion selon saint Jean (1724) est plus dramatique que sa consœur  saint Matthieu (1729). Plus concise dans sa narration, et forcément moins profuse en airs, elle relate les derniers moment de la vie de Jésus en un temps nettement plus court : un peu moins de deux heures, contre deux heures quarante-cinq environ pour sa cadette. Possédant la singularité de débuter de plain-pied sur l'arrestation, elle fait l'économie d'épisodes liminaires tels que le Vase de parfum ou bien la Cène, que le poète Picander développera richement cinq ans plus tard, pour l'évangile de Matthieu. Ainsi privé d'un abondant matériau propre à nourrir la contemplation, Jean Sébastien Bach a été amené à concentrer tout son génie sur l'urgence théâtrale, en opposition totale d'ailleurs avec les directives (1) que lui avait signifiées la municipalité de Leipzig, lors de sa prise de fonctions de Cantor l'année précédente.

Comment rendre au mieux justice à ce parti, assurer la mise en scène sonore - à proprement parler - de cette relation atroce d'un kidnapping, d'un lynchage et d'une exécution ? La musique seule fournit certes beaucoup, par la diversité des formes (choeurs, chorals, récitatifs de l'Evangéliste, ariosi, airs, scènes de foule), la pertinence de l'instrumentation, l'élévation permanente du propos. Le texte, précis et dru, en langue vernaculaire comme il se doit dans le culte protestant, apporte pareillement sa vitalité. Pour autant, Marc Minkowski, qui a passé la première épreuve de son Bach voici trois ans avec la Messe en si mineur, n'est pas venu faire la paraphrase de ses prédécesseurs. Une première piste, totalement à rebours de la liturgie qui prévoit un sermon entre les deux parties, consiste dans la suppression de l'entracte. Inédit à notre connaissance, certainement iconoclaste pour les puristes - mais diantrement efficace, nous pouvons l'assurer.

Plus déterminant est un choix d'ordre interprétatif. Sur la foi des travaux de Joshua Rifkin et Andrew Parrott, Marc Minkowski a opté pour un ensemble de huit solistes doublés par tessiture (deux sopranos, deux altos, deux ténors, deux basses) en guise d'effectif vocal total, choeurs compris. En fait, il n'y a ni choriste ni soliste, tous les chanteurs étant alternativement l'un et l'autre ! Un air donc pour chacun (ou presque : la basse Christian Immler en interprètera deux, le merveilleux "Himmel, reiße, Welt, erbebe" de la version de 1725 rééquilibrant la première partie). Mais aussi la tenue des parties de Jésus, Pilate, Pierre, la servante. Et les interventions de la foule (turba), déterminantes. Et les chorals, communion des croyants. Et le récit de l'Evangéliste.

Celui-ci est dévolu à Markus Brutscher, ténor allemand encore trop peu réputé de ce côté-ci du Rhin, malgré un curriculum vitae des plus garnis. Quelle école nationale de haute lignée, d'Häfliger à Prégardien en passant par Schreier, et surtout Wunderlich, auteur de ce commentaire qui dit tout : 'Il y a une bonne raison pour laquelle Bach écrivit cette partie pour le ténor : dans la tessiture la plus élevée, les mots sont généralement plus facilement compréhensibles. L’intelligibilité est la chose la plus importante pour l’Evangéliste, lui qui raconte une histoire. Mais il n’est pas qu’un narrateur, il est en même temps partie prenante des événements' (2)... Ajoutez : timbre magique, diction solaire, augmentés d'une expressivité hors norme, et vous avez la prestation de l'officiant Brutscher. Grandiose !

Dès lors, tout s'enchaîne. Les interventions de la foule, capitales dans le second volet, sont traitées par Minkowski avec autant de cruelle véhémence que de précision contrapuntique. La vocifération "Kreuzige" ("Qu'on le crucifie") adressée à Pilate - formant sur vingt-quatre mesures (3) une croix virtuelle entre le dessin descendant du choeur et la direction ascendante des instruments - délivre sous sa baguette une insoutenable tension que nous n'avions pas entendue en d'autres occasions. Tout ce qu'il faut pour rehausser, par contraste, la dignité sans faille du chant de Pilate (Benoît Arnould) et Jésus (Christian Immler). Par contraste aussi, les chorals luthériens ne sont pas seulement apaisés. Tout en suivant  leur homophonie étale et lumineuse, les artistes leur confèrent une plasticité et une variété inouïes. Péroraison attendrie quoique déterminée : rien moins que le mouvement de l'âme, patent dans le "Ach Herr, lass dein lieb Engelein" conclusif.

Et de l'âme, chaque soliste/choriste en apporte - bien plus que ne le ferait l'ordinaire métier - à l'air qui lui est confié ! De ces neuf eaux-fortes, aucune n'est si peu que ce soit en avant ou en retrait, toutes étant façonnées comme à l'aune d'un compagnonnage (l'esprit même des Passions) aux antipodes de la vaine démonstration individuelle. Faute de pouvoir féliciter en détail tous ces artisans, mentionnons Benoît Arnould pour l'arioso "Betrachte, meine Seel", auquel succède l' "Erwäge" au piétisme d'anthologie de Nicholas Mulroy. Ou bien Helena Rasker associée au gambiste Atsushi Sakai, digne héritière de sa compatriote Aafje Heynis dans un "Es ist vollbracht" au dénuement commotionnel. Egalement Joanne Lunn, scandant avec hébétude les 'Dein Jesu ist tot' au cœur d'un "Zerfließe mein Herze" à la pâleur lunaire. Et puis la soprano Judith Gauthier, le contre-ténor Owen Willetts...

Le petit effectif retenu au sein des Musiciens du Louvre - vingt-trois intervenants - est l'écrin idéal pour mettre en valeur ce chemin de croix cathartique. La beauté extrême de l'instrumentation de Bach y est rehaussée à la pointe sèche au gré de maints détails. Chez ces artistes rompus à l'expressionnisme baroque, il est en fait impossible de hiérarchiser la mélodie par rapport à la basse continue - travail d'équipe, toujours ! D'ailleurs, le violoncelliste Nils Wieboldt, en charge de d'une part de ce continuo, s'attire des ovations particulières. Associons-lui la bassoniste Marije Van Der Ende, les deux flûtistes Florian Cousin et Jean Brégnac, auteurs d'obbligati très réussis dans certains airs ; et bien sûr tous les autres.


Reste à louer la synthèse opérée par Minkowski entre les talents de ses ouailles et ses propres idées. Comme nous l'avons vu, son axe directeur est le théâtre, et son maître mot la tension ; d'où l'évacuation de l'entracte et la polyvalence des chanteurs. Mais ce n'est pas tout. Le chef français travaille l'enluminure quant aux symboles théologaux de Bach - les parties de turba n'étant pas le seul exemple. C'est manifeste pour les portiques de la cathédrale sonore, à savoir le dualisme des grands choeurs. Le premier a-t-il déjà sonné avec autant d'âpreté, les accords répétés de la basse claquant comme autant de soufflets sur les joues du Sauveur ? Quant au final, la berceuse "Ruht wohl", il appellerait à lui seul une  étude entière, tant l'ordonnateur parvient à modeler à l'infini ses inlassables reprises de nuances toutes maternelles : telle est la voix de Marie à la descente de la Croix.

Faut-il l'avouer ? En près de quarante années de pratique, nous n'avons jamais été à ce point bouleversé, de la première à la dernière minute d'un concert ou d'un spectacle musical. Plus noble en est l'humilité d'un Marc Minkowski ne revendiquant aucun salut pour lui, mais s'effaçant au contraire derrière chaque individualité - vocale ou instrumentale - au moment des acclamations. Inoubliable.

(1) "Le Cantor s'engage à composer une musique de nature qu'elle ne paraisse pas sortir d'un théâtre, mais bien plutôt qu'elle incite les auditeurs à la piété."
(2) In "Fritz Wunderlich ou l'absence du soleil", un dossier de Nicolas Derny dans Forum Opéra.
(3) La symbolique chiffrée est aussi importante chez Bach que chez les constructeurs de cathédrales. Vingt-quatre est un nombre-clé dans la pensée chrétienne, c'est entre autres celui des Vieillards de l'Apocalypse... de Jean !

Le site des Musiciens du Louvre - Grenoble : http://www.mdlg.net/fr/
Le site de référence pour les oeuvres sacrées de Bach : http://www.bach-cantatas.com/
Pour en savoir plus sur la Passion selon saint Jean, une étude très pédagogique de Philippe Ravit, à qui on pardonnera ses nombreuses fautes de français : http://membres.multimania.fr/jsbachpassion/
Pour en savoir plus sur Bach, que recommander davantage que les écrits d'Alberto Basso et Gilles Cantagrel...
À mon père.

3 avril 2010 - Paris, Salle Pleyel ★ Johann Sebastian Bach : Johannes Passion (Passion selon saint Jean, 1724) ★ Joanne Lunn, Judith Gauthier, Helena Rasker, Owen Willetts, Markus Brutscher, Nicholas Mulroy, Christian Immler, Benoît Arnould ★ Les Musiciens du Louvre - Grenoble, direction : Marc Minkowski

Crédits iconographiques : Jean Sébastien Bach, anonyme ★ Helena Rasker, copyright non mentionné ★ Marc Minkowski et les instrumentistesSite des Musiciens du Louvre

dimanche 4 avril 2010

❛On ne prête qu'aux Alberich❜


Enfin un acte fort du mandat de Nicolas Joël ? Plus d'un demi-siècle après sa dernière production complète (!), et plus de vingt ans après l'inauguration de Bastille soit dit en passant, le Ring est de retour à l'Opéra National (1). Confié au nouveau directeur musical Philippe Jordan - dont c'est l'épreuve du feu, sans jeu de mots vis-à-vis de la forge - et mis en scène par le vétéran Günter Krämer, le projet est étalé sur deux saisons, en deux fois deux volets. Avec l'objectif de proposer le cycle entier lors de l'exercice 2012-2013. Paris aura donc sa Tétralogie avec un orchestre de fosse, ce qui n'était le cas au Châtelet ni en 1994 (Tate, Orchestre National de France) ni en 2006 (Eschenbach, Orchestre de Paris)...

Lors de cette ultime représentation de la série, le Wotan du Letton Egils Silins se substitue à Falk Struckmann. La lecture des comptes-rendus publiés depuis la première livre une impression globale de quasi ratage de l'entreprise. Sans doute est-ce sévère, mais ce n'est pas totalement sans motif. En effet, malgré de beaux effets dans le Rhin, un tableau du Niebelheim plutôt convaincant, et une pénombre parfois poétique, la régie démodée de Krämer est encombrée de costumes laids (2), de drapeaux rouges et d'allusions nazies ("Germania"). Fatras tissé de pseudo-dialectique marxisante s'inspirant de ce qu'un Chéreau avait le premier élaboré - avec un tout autre talent - voici près de trente-cinq ans ! Sans doute aussi Jordan n'a-t-il pu roder (relativement) son affaire qu'au fil des soirées, certains points laissant deviner une appropriation possiblement laborieuse du discours wagnérien.

Le légendaire prélude, sous cet angle, a de quoi décevoir. Mis en place recto tono, avec une belle homogénéité de texture des cors, il offre en vérité une perfection formelle faisant assez peu de cas de l'onde mouvante du Rhin, qu'il est censé figurer. Le statisme des cordes est sans doute en cause, cependant la suite des événements amène à penser qu'il s'agit d'un sinon d'un parti-pris, du moins d'une optique par défaut. En effet, dans chacune des quatre scènes, le chef s'emploie plus à faire ressortir la richissime palette orchestrale de Wagner que l'évolution d'un drame, et encore moins un entrelacs de pulsions.

A cet égard, la longue scène II témoigne autant d'une pâte symphonique superbe - qu'on goûterait d'ailleurs mieux en concert - que d'une veine théâtrale inexistante. Ne manquent pourtant pas à ce tableau les occasions de mettre en avant les linéaments, brisures et arêtes de la Tétralogie tout entière, ne serait-ce que par les atermoiements de dieux imposteurs précipitant la fin de leur monde par des mesquineries insensées ! Mais non, tout y coule de source (splendidement) dans une conversation convenue, comme celle qu'auraient des acolytes du dimanche sur leurs mérites respectifs après le montage d'une salle de séjour Ikea.

On peut certes retenir ce prisme "apollinien" pour ce qu'il peut apporter de pure beauté chambriste au tapis sonore, à quoi on n'a pas été insensible d'ailleurs. Comment pourtant défendre une telle momification au long des douze ou treize heures de saga aux multiples rebondissements restant à courir ? Vaine chimère ! Aux manettes de l'action - ne serait-ce que par ses velléités -, Wotan (Egils Silins) est à l'image de ces choix : meublant. Assez peu endurant, instable de ligne, et dépourvu de la moindre saillie, il n'offre rien d'autre qu'un office d'utilité, qu'on oublie après le dernier accord.

Quel dommage pour la Fricka magnifique de Sophie Koch, dont la beauté de timbre et la longueur de souffle s'agrémente d'une caractérisation étonnante, donnant à chaque repartie une dignité de femme blessée par l'égoïsme de son époux ! Plus confidentielle est Freia (Ann Petersen), quoique d'un agréable métal. Rien à redire de Marcel Reijans et Samuel Youn, en Froh et Donner, ce dernier est très au-dessus de l'ordinaire, même. Du Loge ignoblement vêtu de Kim Begley ("un croisement improbable entre Hérode et Platée" selon le bon mot d'André Tubeuf), on aime plus que tout les mille et une inflexions d'un phrasé retors et ambigu à souhait.

La courte apparition d'Erda (Qiu Lin Zhang, une fois de plus) apporte comme il se doit son lot d'ésotérisme, même si la Chinoise a pu offrir naguère des incantations plus troublantes. Enfin, une fois qu'il aura été écrit que les trois Filles du Rhin sont adéquates tout comme les deux Géants Fafner et Fasolt, et passé le  personnage très secondaire (au moins dans ce volet) de Mime, on s'attardera quelque peu sur l'Alberich de Peter Sidhom, autre habitué de ces arcanes rhénans, et de très loin le triomphateur du jour (3).
Malgré une déambulation fastidieuse et passablement ridicule subie durant tout le I (on en souffre pour lui), il impose une incarnation convaincante, à force de sarcasme n'obérant jamais le modelé de son chant. C'est déjà beaucoup, cependant on gagne encore mieux au III ! Gnome calculateur mais floué, pathétiquement humilié, Sidhom reste d'un tranchant vocal grandiose, et paraphe une malédiction d'anthologie, digne de ridiculiser ces dieux de pacotille, vils manoeuvriers et voleurs. Etait-il pour autant nécessaire de faire rejoindre à ces derniers un Walhallla minable - de hideux gradins de bois clair -, davantage mobilier commercial en kit que demeure divine ?

(1) La direction musicale en était confiée à Hans Knappertsbush, dans une mise en scène remontant... au début du XX° siècle ! En 1976, Liebermann avait initié un cycle confié à Georg Solti, Peter Stein et Klaus Michael Grüber, arrêté après le deuxième volet La Walkyrie
(2) Mais où donc le costumier Falk Bauer est-il aller chercher ces affreux torses nus en plastique corseté qu'il inflige aux dieux des deux sexes ?
(3) C'est peu de dire qu'on se réjouit de le retrouver dès 2011 dans Siegfried et Götterdämmerung...

28 mars 2010 - Paris, Opéra Bastille ★ Richard Wagner : Das Rheingold (L'Or du Rhin), prologue en quatre scènes au Festival scénique Der Ring des Niebelungen (L'Anneau du Niebelung, 1869) ★ Nouvelle production de Günter Krämer, assisté de Jürgen Bäckmann, Falk Bauer, Diego Leetz et Otto Pichler ★ Orchestre de l'Opéra National de Paris, direction : Philippe Jordan ★ Avec Egils Silins, Samuel Youn, Marcel Reijans, Kim Begley, Peter Sidhom, Wolfgang Ablinger Sperrhacke, Iain Paterson, Günther Groissböck, Sophie Koch, Ann Petersen, Qiu Lin Zhang, Caroline Stein, Daniela Sindram, Nicole Piccolomini

Crédits iconographiques : Peter Sidhom (Alberich) et l'Or du Rhin -  Kim Begley (Loge) - La montée au Walhalla - © Opéra National de Paris 2010, Charles Duprat
❛frontispice : La sonate pour flûte & piano © Hubert © www.licencephoto.com