samedi 8 février 2003

[Archive] ❛Ars musica, les pépites d'orgue de Bernard Foccroulle❜



Voilà le type même du disque de chevet pour l’amateur de musique contemporaine, d’orgue, et naturellement des deux… Une épigraphe toute simple (et toute profonde) d’Octavio Pàz prévient le lecteur-auditeur : «les œuvres du temps qui s’annonce seront (…) un art de la conjugaison». A défaut de philologie, nous voici plongés en pleine grammaire. Une grammaire qui ne va ni de l'avant ni de côté ni dans toute autre direction prédéfinie – mais enfin, qui est en marche ! Première pierre dans un entretien accordé à Forum Opéra, ce joli coup de patte de Bernard Foccroulle : «A vrai dire les gens qui parlent de retour en arrière devraient définir ce qu’est la marche en avant aujourd’hui...» 

Consonance, tonalité ? Atonalité ? C’est un peu mettre les moyens à la place de la fin. Ce disque comporte une pièce hallucinante, Healing the pain de Fabrizio Cassol, une vingtaine de minutes de création mondiale. Une manière de passacaille, aux envoûtants jeux d’anches ; tendue, implorante, fragile tel un harmonica de verre parfois… et consonante d’un bout à l’autre. Son placement dans le programme ne tient rien au hasard. En symétrie avec Nicolas de Grigny, le Rémois qui, s’il n’était mort à l’âge de trente-et-un ans, eût sans doute changé la face de l’orgue ! Foccroulle aborde les deux avec la même tension, cette ligne directrice poétique, épurée, élancée comme une grande cathédrale gothique, ce que Bruxelles tente d'être avec une décourageante fadeur. 

D'autant plus fascinant que les pages choisies de Grigny (la Fugue à V) ne sont pas franchement des ascèses.

L'organiste, qu’on devine philosophe, fusionne les styles, les époques, les écoles ! Une autre parenté à distance frappe, c’est celle de Philippe Bœsmans et Dietrich Buxtehude. Sous les doigts – admirables – d’une Marie-Claire Alain ou d’un André Isoir, cela n’irait guère de soi. Avec Bernard Foccroulle, c’est en quelque sorte naturel. 
D'ailleurs, si la Fanfare II que Bœsmans lui a dédiée, couronnement de l’enregistrement, «médiévise» avec un art divin et fait songer au Graduel de l’illustration du disque, elle nous ramène vers ledit Buxtehude avec une force irrésistible. Il s’agit en effet, chez l’un comme l’autre, de toucher (origine du mot Toccata), caresser l’instrument avant de le faire disserter, et ce le plus naturellement du monde.

Comme à Toulouse en octobre de la même année 2002, Foccroulle confronte les maîtres de l'Allemagne du nord à des oeuvres contemporaines ; et s’autorise à se citer. Il a raison : il est un compositeur profondément original. Pour notre part, sa Toccata, placée au cœur du récital, nous apparaît comme un modèle d'écriture tenant autant de l’exercice, de l’étude (au sens de Chopin), qu’à la poésie la plus libre. On admire, une fois de plus, l’ordonnancement du programme, lorsqu’à l’issue de ce vaste polyptyque résonne le Kyrie du Codex Faenza, daté du XIV° siècle : n’étaient les quelques secondes de séparation entre les plages, on ne remarquerait presque pas la césure ! Autre pépite, Messiaen, compositeur envers qui le Belge avoue une très grande admiration. Outre que Les Langues de Feu ou Le Vent et l’Esprit sont habités au plus haut point par le mysticisme obsessionnel de leur auteur, ils annoncent merveilleusement Cassol, et font pendant à « l’agnosticisme » de Bœsmans.

Un mot sur l'instrument. Doté de pas moins de quatre jeux de flûte (à cheminée, conique, octaviante IV, voire VIII à la pédale), ce chef d’œuvre Grenzing comporte des raretés : quintadène, gros nazard, viole de gambe, bajoncillo, soubasse, posaune et contre-posaune… Voilà qui ouvre la voie à une foultitude de combinaisons enivrantes - ce dont l’organiste ne se prive pas, en particulier dans le Bœsmans. L'extase est également de rigueur quant à la captation sonore ! On sait qu’il est très difficile d’enregistrer l’orgue ; à Bruxelles, plaqué à l’angle du transept, le Grenzing aurait pu réverbérer sur cette nef désolante, et décidément très ingrate. 
Il faut tout l’art d’un Foccroulle à fleur de doigt et d’un Jérôme Lejeune, le micro pour ainsi dire dans la peau, pour que ce grand orgue, brabançon et contemporain, délivre ses trésors sans retenue.

Ce CD généreusement garni, est construit telle la grande Passacaille de Bach : une basse obstinée et obsédante, couronnée par cette Fugue « bœsmansienne », reprenant le tout, de l’origine à la fin. 
Continuité poétique et métaphysique s’étalant sur… sept siècles, ce que Foccroulle met en valeur humblement, avec son toucher intériorisé et très reconnaissable. Cajolant l'instrument neuf par des prévenances d'artisan, Bernard Foccroulle signe là une manière de chef d'oeuvre. Au sens fort du terme : celui du compagnonnage.

Olivier Messiaen (1908-1992) : Les Langues de Feu, Le Vent et l’Esprit. Fabrizio Cassol (1964) : Healing the Pain, création mondiale. Dietrich Buxtehude (1637-1707) : Magnificat primi toni, BuxWV 203. Bernard Foccroulle (1953) : Toccata. Anonyme du Codex Faenza (XIV° siècle) : Kyrie. Nicolas de Grigny (1672-1703) : Kyrie en taille à 5, Fugue à 5 qui renferme le Chant du Kyrie, Dialogue sur les Grands Jeux. Philippe Bœsmans (1936) : Fanfare II  ★ «Bernard Foccroulle plays the Grenzing Organ in the Brussels Cathedral, Ars Musica 2002», enregistrement public en la Cathédrale saints Michel et Gudule de Bruxelles, le 11 Mars 2002 ★ Prise de son superlative de Jérôme Lejeune. Très belle présentation, notice quadrilingue très complète, commentaires sur les Œuvres. Composition de l’instrument détaillée. Pas d’iconographie ★ Durée totale : 71’11. Code CD : 5 400439 002098

Crédits iconographiques : Disques Ricercar - Bernard Foccroulle, Johan Jacobs - Cathédrale saints Michel & Gudule de Bruxelles, copyright non indiqué ★ Article publié initialement, sous une forme sensiblement plus développée,  sur Resmusica.com

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❛frontispice : La sonate pour flûte & piano © Hubert © www.licencephoto.com