Au départ, c'est un point  d'orgue du festival d'Edimbourg  ; puis une ovation à la Salle Pleyel,   en septembre 2008. Bill Christie  et ses troupes retrouvent Anne Sofie  von Otter avec qui ils ont déjà  signé un très beau Serse, au Théâtre des Champs Elysées près de   cinq ans plus tôt. Marc-Antoine   Charpentier et Jean-Philippe Rameau par les "Arts Flo", cela renvoie à   un long compagnonnage ! Rappelons que le chef  a dirigé les deux tragédies   retenues ici lors de deux spectacles parisiens fortement marqués par la   présence de la regrettée Lorraine Hunt Lieberson : Médée à l'Opéra   Comique en 1993, Hippolyte   et Aricie au Palais Garnier en 1996. Enregistrements effectués dans   la foulée chez Erato.
Le découpage est insolite, le  point commun à l'ensemble  étant ces "french baroque arias" que l'éditeur  porte en sous-titre de  son album. Les extraits de tragédies lyriques  sont dispersés dans un  patchwork qui convoque par ailleurs des chansons  et airs de cour, de  Charpentier comme du moins connu Michel Lambert,  dont on fête le quatre  centième anniversaire cette année. A quoi  s'ajoutent, de Rameau, des  intermèdes orchestraux des Fêtes d'Hébé, opéra-ballet que Christie a aussi gravé chez Erato !   D'un compositeur et d'un genre à l'autre, du solennel au galant, de   l'instrumental au vocal, voilà qui n'est pas sans rappeler un pot-pourri   tel qu' Altre Stelle d'Anna   Caterina Antonacci - la Phèdre de Rameau étant le point commun entre les   deux programmes...
Christie baigne dans son élément fondateur, et livre ici   une prestation en tout point merveilleuse, chambriste et concertante à   la fois. Le moelleux des cordes attire d'autant plus l'oreille qu'il   n'était pas naguère la marque de fabrique de son ensemble. Von Otter   quant à elle n'a d'autre expérience scénique du baroque français que le Thésée du TCE en   2008 (1). Maigre. Pourtant, dès "Princesse, c'est sur vous que   mon espoir se fonde" (Médée), elle semble avoir pratiqué ce répertoire toute sa vie   ! Hors de la diction, qui a toujours été irréprochable dans notre   langue, il s'agit bien de déclamation, de la façon de poser avec toute   la netteté et toute l'incantation requises le mot sur la note - ou   l'inverse. En matière de tragédie lyrique plus qu'ailleurs, dissocier   texte et musique est impossible : on n'y joue ni du simple théâtre   chanté, ni de la mélodie sur argument futile. C'est bien cette symbiose   immédiate et naturelle, qui fascine, à l'instar d'une Norman   ressuscitant Hippolyte   et Aricie à Aix par   exemple. 
Plus avant dans Médée, la   Suédoise conforte la caractérisation de son héroïne, ses effets comme   ses colorations offrant un portrait vénéneux aux accents poignants, même   si l'on convient volontiers que désormais tous ses vibratos et   détimbrages ne sont pas forcément délibérés. Elle est aidée dans sa   tâche par la variété et la beauté de la musique de Charpentier   (l'invocation "Noires filles du Styx" !), compositeur d'importance   encore trop souvent réduit au fameux "générique l'Eurovision" d'après   son Te Deum. La Phèdre d'Hippolyte offre à goûter autant de sortilèges. Mue tout comme Médée   par la jalousie, la figure ramiste trouve en Von Otter une orfèvre du   détail, plus altière que vindicative, ne se départissant pas d'une   immense noblesse. Même si quelques graves paraissent bien limités dans   "Quelle plainte en ces lieux m'appelle", quelque chose de son Alceste résonne ici   avec un mélange de mélancolie et d'ésotérisme. Est-ce ainsi qu'une   Adrienne Lecouvreur incarnait ses personnages au théâtre, quelques   années auparavant la création de ce premier opéra de Rameau  ?
Il y a plus fort. Les "airs de cour", ainsi que les pages   purement instrumentales, s'enchâssent dans le parcours tragique sans  la  moindre solution de continuité. Une ariette telle que "Auprès du feu  on  fait l'amour" (Charpentier), certes pas grivoise mais ironique, est   chantée avec un chic tel qu'elle semble appartenir, quoique nettement   contrastée, au même corpus que le  reste. Le magnifique et dolent "Ombre de mon  amant" de Michel Lambert  retient davantage l'attention, susurré  d'une voix (trop ?) blanche,   ainsi que dans un songe. À moins qu'il ne  soit une déploration à la  Didon : accolé au Prélude du Concert à quatre parties de violes de Charpentier, il forme, par la grâce du chef, un   diptyque que n'aurait pas renié Purcell...  L'unité de ce pasticcio finalement, c'est la Carte du Tendre de l'amant délaissé.   Ultime trophée, la prise de congé "Vos mépris chaque jour" (Lambert   encore) : courte mélodie étrange et résignée, avant tout nue, sur le   simple accompagnement du luth. Difficile de faire plus sublime. 
De William   Christie en telle entreprise, on ne pouvait attendre que le meilleur -   on n'est guère déçu. À Anne Sofie von Otter on pardonne quelques  appuis  et petits sanglots inutiles (sur les termes "lieux", "amour"...)  sonnant  comme des compensations mécaniques à une certaine usure du  matériau. Ce  qu'on retient en revanche, à l'automne d'une superbe et  versatile  carrière, c'est encore une fois sa capacité à revisiter les  oeuvres, par  l'attention peu commune portée au texte et au sens - comme  une musique  parallèle à l'intérieur même des mots... Moins d'un an  après l'étonnant  album Bach, le charme opère toujours. ll est capiteux,  obsédant,  addictif : ne vous privez pas de ce disque parfois  imparfait, et pour  cette raison merveilleux.
(1) Déjà un rôle  de Médée...
N.B. En aucun cas les airs de   Michel Lambert, dont celui qui donne son titre à l'album, ne constituent   une première au disque ! Voir ici : http://www.arkivmusic.com/classical/album.jsp?album_id=25047
Marc Antoine   Charpentier : Médée : Ouverture, 
"Princesse, c’est sur vous que mon espoir   se fonde " ★ Michel Lambert
 : Ma bergère est tendre et fidèle
, Ombre de mon amant ★ Charpentier : Concert à quatre parties de violes : Prélude, Médée : Acte III,   scènes 3-7, chansonnettes et extraits du Concert à quatre parties de viole ★ Jean-Philippe Rameau : 
 Hippolyte et Aricie : 
"Cruelle mère de mes amours",  Les Fêtes d’Hébé ou les Talents Lyriques
 : air gracieux pour Zéphire et les Grâces 
"Vole   Zéphire !", extraits de la première et de la seconde entrées,  Hippolyte et Aricie : "Quelle plainte en ces lieux m’appelle ?" ★ Lambert
   : Vos mépris chaque jour ★ Anne Sofie von Otter, mezzo-soprano - Les Arts   Florissants, direction William Christie ★ 1 CD Archiv Produktion (DGG)
Crédits iconographiques : Archiv Produktion - Frontispice de la première édition de Médée - Carte du Tendre de Mademoiselle de Scudéry


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